Biographie
Aux côtés de Massive Attack et de Portishead, Adrian Thaws, alias Tricky (né à Bristol en 1968), fut l'un des instigateurs du trip-hop, ce genre hybride qui agita la ville de Bristol puis toute l'Angleterre au milieu des années 1990. Auteur d'une oeuvre singulière, à la fois sensuelle et inquiétante, cet artiste inclassable a développé un univers complexe, brouillant volontiers les pistes et multipliant les collaborations sous différents pseudonymes. Mouton noir de la scène trip-hop, Tricky est le premier à quitter le navire pour prendre une orientation plus pop. Ce changement de cap, apprécié ou non, renseigne sur son éclectisme. Il n'en reste pas moins un début de carrière retentissant et deux albums qui ont fait date dans l'histoire de la musique électronique : Maxinquaye en 1995 et Pre-Millenium Tension en 1996, suivis de Angels With Dirty Faces (1998), Juxtapose avec DJ Muggs (1999), Blowback (2001), Vulnerable (2003), Knowle West Boy (2008) et Mixed Race (2010). En 2013, le nouveau-né False Idols paraît sur le label homonyme du musicien. Il dévoile plusieurs invités dont la chanteuse Francesca Belmonte, également au générique du onzième album Adrian Thaws (2014) et du suivant, Skilled Mechanics (2016), qui met en valeur la rappeuse chinoise Ivy. Un nouvel EP, intitulé 20,20 sort en mars 2020 et abrite notamment le titre « Lonely Dancer », enregistré avec le concours de la chanteuse Anika. Il annonce le grand retour discographique de Tricky au cours des derniers mois de l'année avec l'album Fall to Pieces, qui comprend une collaboration avec la chanteuse Oh Land.
Né Adrian Thaws le 27 janvier 1968 à Knowle West, un quartier de Bristol, Tricky aime rappeler les origines complexes de sa famille, où se mêlent sangs africain, indien, italien et irlandais : « J'ai très vite décidé que je ne voulais appartenir à aucun sous-groupe. Je voulais être un alien, un être unique, sans couleur » confie-t-il à la sortie de son premier album, comme pour justifier sa volonté d'échapper en tant qu'artiste à toute étiquette.
De son enfance, on sait peu de choses : le départ de son père avant sa naissance et le suicide de sa mère Maxine Quaye, alors qu'il n'a que quatre ans. Elevé par ses grands-parents, Tricky grandit dans un environnement violent, parmi des oncles « aux arcades sourcilières chargées de souvenirs ». Il connaît une adolescence difficile, faisant même un court séjour en prison à l'âge de dix-sept ans pour recel de faux billets.
Musicalement, Tricky cherche très tôt à affirmer sa différence, manifestant dès la fin de l'enfance son goût pour les groupes à mixité raciale rappelant ses origines, considérant The Specials au sommet de son panthéon personnel. Le « Tricky Kid » (gamin rusé), tel que le surnomment ses amis, doit son éducation musicale à un grand-père mélomane, l'un des premiers DJ du quartier jamaïcain de St Pauls à Bristol, et à sa grand-mère férue de Billie Holiday. Tricky gardera une sensibilité particulière pour les voix féminines, réccurentes dans son oeuvre.
Alors qu'il est encore au lycée, il commence à rapper au sein du groupe The Fresh 4. Habitué des sound-systems de la ville, il croise fréquemment le chemin du collectif The Wild Bunch (en référence à L'Equipée sauvage), qu'il finit par intégrer suite à sa rencontre avec Miles Johnson, alias DJ Milo. Au sein de l'immense communauté jamaïcaine de Bristol, The Wild Bunch sert alors de passeur éclairé entre musique blanche et musique noire, mêlant dans ses soirées le dub, le punk, la soul et le hip-hop. Elaboré entre 1983 et 1987 durant la formation du groupe, le fameux son de Bristol est en pleine gestation (cf. la compilation The Wild Bunch - Story of a Sound System parue en 2002).C'est au sein de The Wild Bunch que Tricky fait la connaissance des musiciens Robert Del Naja alias 3-D, Grant Marshall (Daddy G) et Andrew Vowles (Mushroom), ainsi que du producteur Nellee Hooper, futur réalisateur sonore des albums de Soul II Soul et Björk. Cette pépinière de talents compte aussi dans ses rangs Geoff Barrow, future moitié musicale de Portishead. La dissolution du collectif débouche sur la formation de Massive Attack, que Tricky accompagne occasionnellement comme MC, fournissant des textes sans jamais devenir un membre à part entière.
Avec son complice Mark Stewart, ancien chanteur de la formation post-punk The Pop Group, il compose « Aftermath », un morceau au rythme hynoptique empruntant son sample ralenti au classique « That's The Way Love Is » de Marvin Gaye. Cependant, il manque encore une voix. C'est Martina Topley-Bird, une lycéenne de quinze ans et chanteuse amateur rencontrée dans la rue, qui va transfigurer le titre proposé à Massive Attack, alors en plein enregistrement du grand album classique Blue Lines (1991). Si « Aftermath » n'est pas publié, trois autres pièces élaborées par Tricky sont approuvées par le groupe pour ce disque : « Blue Lines », « Five Man Army », et « Daydreaming ». Cependant, devant l'énorme succès de l'album, Tricky prend ses distances par rapport à Massive Attack, craignant de perdre son identité musicale.
Aidé de Geoff Barrow, Tricky offre son dub, « Nothing's Clear », premier titre solo publié sur la compilation caritative The Hard Sell (1991). À la fin de l'année suivante, Tricky prend à son compte le pressage à 500 exemplaires du maxi-vinyle « Aftermath », qui lui vaut d'être signé au printemps 1993 sur le label 4th & Broadway, distribué par Island, qui lui propose un contrat d'artiste solo.
Toutefois, l'aventure avec Massive Attack se poursuit, en dépit de relations plus tendues avec une partie du groupe. Deux de ses titres figurent au menu de l'album Protection (1994) : « Eurochild », et le classique « Karmacoma », perle du disque. A la valeur de ce succès, Tricky sort deux autres maxis sous son nom, « Ponderosa » et « Overcome », avec la partipation de Martina Topley-Bird, la jeune femme au timbre mélancolique devenant la chanteuse attitrée et la compagne du musicien de qui elle est enceinte (leur fille Maisey naît en avril 1995).Attendu au tournant, le premier album de Tricky, Maxinquaye (n°2), sort en février 1995, alors que la scène trip-hop est en pleine effervescence et le « son de Bristol » considéré comme la tête de pont avant-gardiste de l'époque en Angleterre, face au classicisme de la Brit-pop. Entre la sensualité latente, son rap allant jusqu'au murmure et les multiples influences qui le composent, ces douze chansons portent l'empreinte de Tricky, tandis que la voix de « Martine » (créditée comme tel par erreur) et aussi d'Alison Goldfrapp apportent une dimension charnelle.
Farouchement indépendant, Tricky ne se laisse guère impressionner par les étiquettes qu'on lui accolle, et commence à entretenir des relations conflictuelles avec les médias et sa propre maison de disques. Personnage énigmatique, provocateur, et adepte du travestissement, il se crée un double médiatique censé le protéger, et s'affiche en couvertures de magazines le visage maquillé ou peint : « J'ai toujours été un fou de maquillage. Cela me permet d'être plusieurs personnes à la fois - homme ou femme, bon ou mauvais ».
Parallèlement à ses projets en solo, Tricky multiplie les collaborations. La même année, il signe deux titres du deuxième album de Björk, Post (avec qui on lui prête une liaison), et fait une apparition sur The Hell EP (07/1995) du groupe de rap hardcore Gravediggaz aux côtés de RZA, la tête pensante du Wu-Tang Clan. Insaisissable, il semble peu soucieux de suivre une ligne artistique prédéfinie. Ce rejet des conventions aboutit à ce qui s'apparente à un suicide commercial : dissimulé derrière le pseudonyme Starving Souls, il sort en septembre sur le label Durban Poison qu'il vient de fonder l'EP I Be The Prophet, puis, en avril 1996, se rebaptise Nearly God le temps d'un album de collaborations sombre et intimiste, auquel participent Björk, Neneh Cherry, l'ancien chanteur de The Specials Terry Hall, Alison Moyet (ex-chanteuse du groupe Yazoo), et Damon Albarn, de Blur, pour un titre resté inédit (« I'll Pass Right Through You »). Outre quatre titres écrits et produits pour Neneh Cherry, Tricky, boulimique de travail, offre ses services de remixeur pour Garbage (« Milk »), Bush (« In A Lonely Place »), Elvis Costello (« Distorted Angel »), Yoko Ono (Rising : The Mixes), et les Suédois de Whale (We Care). La courte aventure avec les rappeurs new-yorkais dans le projet Tricky Presents Grassroots (un mini-album sorti en août 1996) lui permet de revenir à son genre de prédilection, avant la composition de son deuxième album.
Voix caverneuse, regard mauvais, gueule cassée... Ainsi réapparaît Tricky en novembre 1996, à la sortie de Pre-Millenium Tension, enregistré en Jamaïque. Son premier concert parisien le 11 novembre à l'Olympia, en clôture du festival des Inrockuptibles, montre la face torturée du personnage, élevant un mur d'incompréhension devant un public déboussolé par le dub détourné et le chant introspectif de l'artiste. Seul, dans cet album sombre et lourd, émerge « Makes Me Wanna Die », bijou de soul futuriste porté par la voix angélique de sa partenaire. « Au moment de remettre les bandes à ma maison de disques, lorsque tout paraît prêt, joli, facile à vendre, je retourne une dernière fois en studio pour tout saboter », confie-t-il en interview, établissant sa réputation de paranoïaque. Hormis une apparition dans le film de Luc Besson Le Cinquième élément, et quelques concerts de la tournée Lollapalooza '97, Tricky se fait plus discret par la suite, tâchant de donner une suite à ce chef-d'oeuvre avant-gardiste.
Le troisième album de Tricky, Angels With Dirty Faces, qui emprunte son titre à un film de Michael Curtiz (1938), sort en mai 1998. Plus apaisé et soigné que son prédécesseur, l'opus renferme quelques perles, dont « Broken Homes », duo magnifique chanté avec PJ Harvey. Il lui manque pourtant l'urgence de Pre-millenium Tension ; le son est devenu plus lisse, et, pour la première fois, Tricky semble avoir parfois du mal à se renouveler, réutilisant un peu trop plusieurs de ses vieilles recettes. Essoufflement ? Il s'agit en tous cas d'un tournant dans sa carrière. Il affirme avoir évolué, s'être adouci, et être débarassé de ses habitudes alcooliques suite à un accident qui l'immobilisa trois semaines, une jambe dans le plâtre, à La Nouvelle-Orléans. Asthmatique et souffrant de graves allergies, il décide de changer de mode de vie.
C'est dans la cité du Croissant que Tricky a enregistré Angels With Dirty Faces, le dernier album avec Martina Topley-Bird. Pour la tournée, sa nouvelle collaboratrice est Cath Coffey (chanteuse des Stereo MC's). Faisant feu de tout bois, Tricky s'insurge contre un journaliste du magazine The Face qui lui reprochait de ne pas s'occuper de son enfant, et contre la révélation de l'année Finley Quaye clamant être le neveu du génie de Bristol. Quelques rappeurs américains bénéficient de ses remixes très demandés : Notorious B.I.G., Cam'ron, Method Man, tandis que quatre titres de la bande originale du film Half-Baked profitent de son écriture et de sa production, outre son remix du « Marbles » de Black Grape. Un recueil de poésies, The Fire People (Payback Press) sort la même année.
L'année suivante, une collaboration avec DJ Muggs, du groupe de rap Cypress Hill, et le producteur Grease donne naissance à l'album Juxtapose. Précédé du single « For Real », le projet jette un pont entre le hip-hop américain et anglais. Plus lumineuses, moins dérangeantes, les compositions de Tricky servies par la voix de Kioka Williams n'ont plus le même visage. Certains l'accusent d'avoir pris un tournant trop commercial. Le rappeur va jusqu'à s'en expliquer dans une « lettre aux fans » (11/11/1999).
Suite à l'échec commercial de Juxtapose, Tricky quitte sa maison de disques Island - laissant un album en plan - et rejoint en avril 2000 le label indépendant américain Epitaph (distribué en Europe par Anti-). En novembre, le maxi Mission Accomplished comporte entre autres titres le très énervé « Divine Comedy », écrit en réaction aux propos racistes tenus par le président de Polygram Eric Kronfeld ; en avril 2001, il signe la musique d'une publicité pour la marque de vêtements Gap.
L'année 2001 est censée être celle de son grand retour : l'album Blowback sort pendant l'été. Jamais là où on l'attend, Tricky y chante en compagnie d'artistes connues comme Alanis Morissette et Cyndi Lauper, ou sans grande notoriété : Hawkman, Ambersunshower. Il signe également deux titres avec trois Red Hot Chili Peppers (« Girls » et « #1 Da Woman »). Porté par le single « Evolution Revolution Love » (avec Ed Kowalczyk du groupe Live) qui rencontre un certain succès à la radio, Blowback se vend bien. L'évolution de Tricky vers une musique pop plus accessible se confirme.
En 2002, son oeuvre est compilée dans le best-of A Ruff Guide, signe que l'activisme et l'indépendance farouche des premières heures sont définitivement révolus. Son dernier album en date, Vulnerable (mai 2003), celui qu'il qualifie de « plus honnête et plus ouvert » de toute sa carrière, est sans conteste le plus décevant, Tricky n'étant plus que l'ombre de lui-même. La reprise étonnante du « Love Cats » de Cure ne sauve malheureusement pas l'ensemble du naufrage. Malgré sa jolie voix, la chanteuse italienne Constanza Francavilla n'arrive pas à faire oublier la sensualité de Martina Topley-Bird qui de son côté réussit une carrière solo avec Quitoxic (2003) et The Blue God (2008).
Entre les nombreuses commandes de musiques de séries (The L Word, Girlfriends), son hommage à Serge Gainsbourg sur la compilation Monsieur Gainsbourg Revisited (octobre 2006) où il reprend « Au revoir Emmanuelle », et son nouveau label Brown Punk, Tricky est toujours aussi occupé. Mais ses plus récentes productions n'étant pas foncièrement convaincantes, il parvient encore à surprendre avec son nouvel album, Knowle West Boy (juillet 2008) brillant condensé des différentes facettes de Tricky.
Pionnier du trip-hop, Tricky a su se réinventer au fil des ans. Avec l'album Mixed Race paru en septembre 2010,il défriche de nouveaux territoires, notamment orientaux (« Hakim »), entouré de sa nouvelle muse Franky Riley, et de différents intervenants : Terry Lynn, Bobby Gillespie, son frère MarlonThaws et le guitariste Hakim Hamadouche. Enregistré à Paris, Mixed Race est anticipé par le simple « Murder Weapon ».
Désormais installé à Paris, Tricky fonde son propre label qu'il baptise False Idols, titre du nouvel album qu'il propose en mai 2013. Annoncé par les simples « Nothing's Changed » et « Does It » chantés par Francesca Belmonte, False Idols renoue avec le trip-hop anxiogène des débuts et convoque les autres voix de Nneka, Fifi Rong et Peter Silberman, de The Antlers. Une tournée américaine suit dans la foulée. Sans tarder, Tricky et Francesca Belmonte peaufinent à la maison le onzième album Adrian Thaws auquel participent Nneka, Mykki Blanco, Bella Gotti, Tirzah, Oh Land et Blue Daisy. Un premier extrait, « Nicotine Love », rend compte de la couleur club du recueil, mêlée aux sonorités rap, jazz, blues et reggae. C'est ensuite avec la rappeuse chinoise Ivy qu'il enregistre « Beijing to Berlin », premier extrait de l'album Skilled Mechanics, dont la sortie en janvier 2016 dévoile d'autres invités comme DJ Milo, Luke Harris, Xdare et son harem de chanteuses Francesca Belmonte, Oh Land et Ann Dao.